
Le 19 février dernier, le ministre du Travail, Jean Boulet, a déposé un projet de loi lui conférant le pouvoir de suspendre une grève ou un lock-out dans certaines circonstances et qui introduit des services minimaux à maintenir en cas de grève là où les services essentiels ne sont pas requis.
Ce projet de loi marque une rupture importante dans l’équilibre des relations du travail au Québec et porte atteinte au rapport de force des travailleuses et des travailleurs ainsi qu'à celui des organisations syndicales qui les représentent.
Trois principaux éléments introduits au Code du travail avec ce projet de loi :
1.Avis préalable de lock-out;
2.Services à maintenir assurant le bien-être de la population;
3.Pouvoir spécial du ministre.
Avis de lock-out
Dans les services publics[1], le lock-out est interdit lorsque des services essentiels doivent être maintenus. Par ailleurs, lorsque le Tribunal administratif du travail (TAT) ne vient pas ordonner le maintien de services essentiels dans un tel service public, l’employeur peut déclencher un lock-out sans devoir envoyer d’avis au préalable.
Seules les organisations syndicales sont tenues de faire parvenir un avis de grève sept jours ouvrables francs avant la tenue de celle-ci, et ce, que des services essentiels soient à maintenir ou non.
Le projet de loi no 89 (PL 89) prévoit que l’employeur sera dorénavant tenu lui aussi de faire parvenir un avis préalable de lock-out de sept jours ouvrables francs.
Services à maintenir assurant le bien-être de la population
Le deuxième élément contenu dans projet de loi et qui vient affecter le rapport de force de tous les syndicats affiliés de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) est l’introduction d’un nouveau chapitre prévoyant le maintien de services minimaux en cas de grève ou de lock-out pour assurer le bien-être de la population. Le réseau de la santé et les organismes sous la Loi sur la fonction publique, déjà visés par le maintien de services essentiels, sont exclus de ce nouveau chapitre.
Les « services assurant le bien-être de la population » sont décrits, au nouvel article 111.23.3, comme ceux :
Minimalement requis pour éviter que ne soit affectée de manière disproportionnée la sécurité sociale, économique ou environnementale de la population, notamment les personnes en situation de vulnérabilité.
Il s’agit de concepts flous et élastiques qui, surtout, visent à contourner les paramètres fixés par les tribunaux en matière de services essentiels qui ont pour cadre la protection de la santé et la sécurité du public.
Si le PL 89 était adopté, ce nouveau chapitre viendrait fixer le processus suivant lequel les services assurant le bien-être de la population seront fixés.
Selon le projet de loi :
- Le gouvernement peut à tout moment, par décret, désigner une association accréditée ou un employeur à l’égard desquels le TAT pourra déterminer si des services minimaux doivent être maintenus en cas de grève ou de lock-out.
- Cela pourrait donc se faire avant qu’une organisation syndicale ait décidé d’exercer la grève ou qu’elle envisage d’exercer la grève.
- Une fois un décret adopté à cet effet, celui-ci demeure applicable tout au long de la négociation et jusqu’au dépôt d’une convention collective.
- À la demande d’une partie désignée par le décret, le TAT peut ordonner de maintenir des services minimaux en cas de grève ou de lock-out.
- Cette demande peut être faite une fois le droit de grève acquis (à la suite de la réception par le ministre du rapport du médiateur nommé pour le secteur public).
- Les parties pourront faire des représentations au TAT selon lesquelles l’exercice d’une grève pourrait ou non affecter de manière disproportionnée la sécurité sociale, économique ou environnementale de la population sans qu’aucun scénario de grève ne soit encore prévu, ni même planifié.
- Le TAT aurait donc à se prononcer sur l’effet d’une grève dans un milieu donné, peu importe sa durée et la manière dont elle pourrait être exercée.
- Par exemple, est-ce qu’une grève du personnel de soutien dans les centres de services scolaires est susceptible d’affecter de manière disproportionnée la sécurité sociale d’une clientèle vulnérable ou de la population?
- Dans le cas où le TAT considère que des services doivent être maintenus pour assurer le « bien-être de la population », il ordonnera aux parties de s’entendre sur les services à maintenir.
- Par exemple, est-ce qu’une grève du personnel de soutien dans les centres de services scolaires est susceptible d’affecter de manière disproportionnée la sécurité sociale d’une clientèle vulnérable ou de la population?
- Les parties doivent s’entendre sur les services à maintenir dans les 15 jours de l’ordonnance du TAT.
- Dans les centres de services scolaires, les commissions scolaires ou les collèges, ces échanges pourraient avoir lieu à l’échelle locale ou nationale.
- Le TAT devrait décider si les services à maintenir prévus à l’entente convenue sont suffisants. Dans le cas contraire, il détermine les services à maintenir et la façon de les maintenir.
- À défaut d’entente entre les parties, le TAT fixe lui-même les services à maintenir et la façon de les maintenir.
- La grève ou le lock-out peuvent se poursuivre même si le TAT a décidé que des services assurant le bien-être de la population sont à maintenir. Par ailleurs, dans des circonstances exceptionnelles, s’il le juge opportun, le TAT pourra suspendre la grève ou le lock-out jusqu’à ce que les services à maintenir aient été fixés.
- Des pénalités seront applicables si les services minimaux fixés ne sont pas respectés.
Dans la perspective où la loi serait adoptée de cette manière et que des services assurant le bien-être de la population seraient à maintenir durant l’exercice d’une grève, il va sans dire que l’effet de cette grève s’en trouvera sérieusement réduit. Il nous apparaît que cette limitation de l’exercice du droit de grève constitue une entrave substantielle au droit de grève qui bénéficie d’une protection constitutionnelle depuis l’arrêt Saskatchewan[2].
Pouvoir spécial du ministre
En s’inspirant des dispositions prévues à l’article 107 du Code canadien du travail, dont l’utilisation est actuellement contestée devant les tribunaux, le ministre s’octroie un pouvoir spécial lui permettant de mettre fin à une grève ou à un lock‑out s’il estime que le conflit de travail cause ou menace de causer un préjudice grave ou irréparable à la population.
Cet outil ne sera pas utilisé dans les secteurs public et parapublic, exclus du nouveau chapitre venant encadrer ce pouvoir du ministre : le gouvernement ne voulant certainement pas confier à un tiers le pouvoir de décider de l’issue des négociations qu’il conduit avec ses employées et employés.
Dans les autres milieux, si le ministre estime qu’une grève ou un lock-out cause ou menace de causer un préjudice grave ou irréparable à la population et que l’intervention d’un conciliateur s’est avérée infructueuse :
- Le conflit est alors déféré à l’arbitrage de différend qui est exécutoire;
- Les parties conservent le pouvoir de s’entendre tant que la sentence n’est pas rendue;
- Les frais de l’arbitre sont assumés par les parties[3].
Bien que les termes « préjudice grave et irréparable » soient définis par les tribunaux, la décision du ministre de mettre fin à un conflit de travail et de déférer le différend à l’arbitrage ne pourra être qu’arbitraire et motivée par des impératifs politiques. Soulignons que les conflits cités par le ministre à l’occasion du dépôt du PL 89 étaient essentiellement des grèves. Pour les secteurs visés, ce nouveau pouvoir viendrait donc lui aussi altérer grandement le droit de grève.
* * *
Nous estimons que le droit de grève a le potentiel d’être fortement compromis si ce projet de loi est adopté. D’autant que le contexte politique jouera un rôle important dans l’application de ces nouvelles dispositions.
Rappelons que plusieurs moyens de pression plus légers que la grève ont déjà été interdits par les tribunaux dans le secteur public. Ainsi, la grève est souvent la seule option pour faire pression sur la partie patronale et faire avancer la négociation.
Comme l’indique la Cour suprême dans l’arrêt susmentionné, le droit de grève n’est pas seulement dérivé de la négociation collective, il en constitue une composante indispensable. Nous considérons que plusieurs dispositions du PL 89 entravent de manière substantielle ce droit. Ainsi, la possibilité de contester la loi devant les tribunaux, si elle devait être adoptée avec ces dispositions, devra sérieusement être envisagée.
Discussion en direct sur le PL 89
Considérant l’importance de ce projet de loi pour l’ensemble des affiliés de la CSQ, nous avons prévu la tenue d'une discussion en direct sur la plateforme Facebook, le 12 mars prochain, à 19h, pour faire le point sur celui-ci.
La discussion sera animée par Éric Gingras.
Nos personnes invitées :
- Mélanie Laroche, professeure en relations industrielles à l'Université de Montréal
- Jean-François Piché, conseiller à la CSQ
- Ariane Roberge, avocate à la CSQ
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