Par Silvie Lemelin, coordonnatrice du comité de la condition des femmes de la FEC
Le 23 février dernier, le ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette déposait à l’Assemblée nationale le projet de loi no 12, sobrement (!) intitulé Loi portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation et visant la protection des enfants nés à la suite d’une agression sexuelle et des personnes victimes de cette agression ainsi que les droits des mères porteuses et des enfants issus d’un projet de grossesse pour autrui. (C’est nous qui soulignons.)
Ce projet de loi, aux multiples bonnes intentions, vise entre autres à réglementer le recours aux mères porteuses (la gestation ou la grossesse pour autrui, dite GPA). Au Canada, cette pratique était déjà autorisée, à titre gratuit. Mais au Québec, l’article 541 du Code civil freinait l’exploitation reproductive des femmes en ne reconnaissant pas la validité des contrats des mères porteuses : « toute convention par laquelle une femme s'engage à procréer ou à porter un enfant pour le compte d'autrui est nulle de nullité absolue. »[1] Une première mouture (incluse dans le PL 2) avait été déposée avant les élections du 2 octobre 2022, sans être adoptée, parce que les partis de l’opposition estimaient ne pas avoir suffisamment de temps pour en analyser tous les éléments. Le gouvernement a scindé son projet de loi pour en adopter une portion et est revenu à la charge en février sur la question de la GPA.
La CAQ fait ainsi basculer le Québec du côté des provinces anglophones, en encadrant la grossesse pour autrui : pour recourir à une mère porteuse, il faudrait désormais conclure une « convention de grossesse pour autrui » avant le début de la grossesse et obtenir, après la naissance de l’enfant, le « consentement de la personne qui lui a donné naissance à ce que le lien de filiation avec l’enfant soit établi exclusivement à l’égard des parents d’intention »[2]. (C’est nous qui soulignons.)
De plus,
« le projet de loi permet l’établissement légal de la filiation d’un enfant issu d’un tel projet parental lorsque toutes les parties à la convention sont domiciliées au Québec à la condition, notamment, que la convention soit conclue par acte notarié en minute après la tenue d’une séance d’information sur les implications psychosociales et sur les questions éthiques que le projet parental implique. Le projet de loi prévoit aussi les règles applicables lorsque la personne qui a accepté de donner naissance à l’enfant est domiciliée dans un autre État désigné par le gouvernement, comme l’obligation que le projet parental soit préalablement autorisé par le ministre qui est responsable des services sociaux. Le projet de loi modifie la Loi sur l’assurance parentale ainsi que la Loi sur les normes du travail pour tenir compte, entre autres, de la grossesse pour autrui dans l’octroi des prestations et des congés qu’elles prévoient. »[3]
Les arguments en faveur de la réglementation
Par son PL 12, le gouvernement affirme protéger non seulement les intérêts des « parents d’intention », mais aussi les intérêts de l’enfant à naître et de la mère porteuse. À priori, on peut juger que ce projet de loi a de légitimes préoccupations féministes et humanistes en obligeant les parties à signer un contrat préalablement expliqué et discuté. D’autant plus que les couples infertiles recourent de plus en plus fréquemment à des mères porteuses d’ici ou d’ailleurs, mettant ainsi l’État québécois devant un fait accompli. Parfois, ces couples bénéficient des services d’une belle-sœur au grand coeur qui se porte volontaire à titre gratuit moyennant une raisonnable compensation « des frais associés à la grossesse, au suivi médical ou aux conséquences découlant de la grossesse »[4]. Des données empiriques presque rassurantes tendent d’ailleurs à démontrer que ces femmes qui acceptent de porter un enfant pour autrui le font essentiellement par altruisme et sans intention d’enrichissement, parce qu’elles sont sensibles à l’infertilité, apprécient être enceintes et pensent ainsi s’accomplir, se réaliser.[5] Dans d’autres cas, les « parents d’intention » commandent leur enfant à distance : dans des pays où cette pratique commerciale n’est pas interdite, des femmes louent leurs services directement à des parents contactés via les réseaux sociaux ou par l’intermédiaire d’agences, moyennant une rétribution (parfois minime à nos yeux, dans certains pays du Sud; mais pouvant également dépasser les 100 000 $, aux États-Unis par exemple) pour ensuite remettre l’enfant à ses « parents d’intention », qui le ramènent au Québec. Ces derniers demandent plus tard au tribunal de régulariser la situation de l’enfant, malgré l’actuelle interdiction prévue au Code civil, ce que des juges acceptent de faire, supposant qu’il en va de l’intérêt de l’enfant qui se trouve déjà au Québec.
Devant cet état de fait, certaines féministes sont d’avis qu’il est possible d’établir un encadrement féministe de la grossesse pour autrui, vue comme une reconnaissance de l’agentivité des femmes. Les mères porteuses pourraient alors avoir le droit de choisir d’avorter ou pas selon leur propre décision, et non celle des parents d’intention, et elles pourraient même mettre fin unilatéralement à la convention durant la grossesse. C’est également la position adoptée par le ministre Jolin-Barette dans le PL 12.
Les questions auxquelles le gouvernement ne répond pas
Le PL 12 veut surtout protéger les mères porteuses d’ici. Pourtant, d’importantes questions demeurent en ce qui concerne les mères porteuses provenant de pays où le recours à la GPA est moins bien ou pas du tout balisé. Qu’en est-il des femmes des pays étrangers qui offrent de louer leur ventre, motivées par leurs précaires conditions de vie ?[6] Ces femmes qui « restent prises » avec leur enfant lorsque les commanditaires ne peuvent ou ne veulent plus venir les chercher, comme c’est arrivé en Ukraine ? Ces mères porteuses vivant ailleurs qui changent d’idée après l’accouchement et à qui on prend les enfants de force, à peine quelques jours après leur naissance ? Ces femmes recrutées par des firmes internationales qui leur font signer des contrats types rédigés en anglais par des avocat.e.s américain.e.s sans qu’elles puissent disposer des services d’un.e interprète ? Ces femmes qui sont parquées durant leur grossesse dans des chambres minuscules où leurs déplacements et leur alimentation sont soigneusement surveillés ? Ces mères porteuses étrangères à qui les « parents commanditaires » ou la firme de fécondation in vitro qui les a prises en charge impose d’avorter en cas de risque de malformation ou encore de « délester » un embryon en cas de grossesse multiple (ce qu’on appelle procéder à une « réduction embryonnaire ») ?[7] Leur liberté n’est-elle pas niée ? Ne faut-il pas s’en soucier davantage ?
Et même si le PL 12 veut protéger d’abord les mères porteuses du Québec, ne faudrait-il pas admettre qu’il risque d’ouvrir encore plus grande la porte aux industries ontarienne, américaine et internationale très intéressées par notre régime québécois d’assurance parentale (RQAP)? En effet, « le marché ontarien et le tourisme international reproductif de la GPA convoitent le bassin de mères porteuses québécoises justement pour les généreux incitatifs gouvernementaux dont peuvent se prévaloir les parents et les mères porteuses, favorisant la croissance et les profits de cette industrie par le biais de subventions indirectes. Ironiquement, les contribuables québécois subventionnent l’effort de natalité de pays étrangers, car certains de leurs citoyens font déjà appel aux mères porteuses québécoises admissibles au RQAP ».[8]
Faut-il mentionner « qu’aucun intervenant de cette industrie ne le fait sur une base « altruiste » (les avocats, les prêteurs, les notaires, les cliniques de fertilité, les médecins, les cliniques intermédiaires) à part les femmes qui sont les seules à prendre des risques avec leur santé (mères porteuses et donneuses d’ovules) et qui compromettent dans certains cas leurs propres capacités reproductives ? »[9] Car ces risques sont augmentés par rapport à des grossesses dites « spontanées ». Tient-on vraiment compte de la santé de toutes les femmes impliquées dans cette transaction, des mères porteuses comme des pourvoyeuses d’ovules ? Même de celles qu’on ne voit pas, car elles sont à l’étranger, souvent pauvres et sans voix ? Ces questions, dont les angles morts justifient si bien la nécessité d’un féminisme intersectionnel[10], ne devraient-elles pas préoccuper la ministre responsable de la Condition féminine et le ministre de la Justice ?
Encore plus fondamentalement, doit-on vraiment ouvrir la porte à l’exploitation du corps des femmes? Certains pays l’ont fait, mais la vaste majorité des pays européens interdit la gestation pour autrui : l’Allemagne, la France, la Suède et l’Italie, notamment, le gouvernement espagnol allant même jusqu’à qualifier la GPA de « violence contre les femmes »[11].
A-t-on le droit d’effacer l’existence de la mère (biologique) et de la mère « génétique » (qui a fourni l’ovocyte - si l’ovocyte a été sélectionné dans un catalogue) afin d’établir la filiation de l’enfant en faveur du conjoint ou de la conjointe du « géniteur », privant ainsi l’enfant de l'authenticité des faits entourant les circonstances de sa naissance y compris de ses origines génétiques si les gamètes ne sont pas anonymes ?
En outre, malgré le DÉSIR légitime des couples infertiles (hétérosexuels ou 2SLGBTQIA+, ces derniers étant plutôt « socialement » infertiles) d’avoir des enfants, le DROIT à l’enfant existe-t-il pour autant ? Non. Est-il éthique de faire d’un enfant l’objet d’un contrat civil ? La personne humaine n’est-elle pas inaliénable ? Son droit à la dignité, reconnu à tous les humains, n’en serait-il pas nié ?
Au cours des prochains mois, d’autres féministes se feront entendre pour dénoncer ce PL 12 comme un projet antiféministe, voire antihumaniste; un projet capitaliste, même, qui multipliera les profits de l’industrie de la gestation pour autrui. Car sur cette question de la GPA, comme sur tant d’autres, il n’y a pas de bloc monolithique. Il y a DES féminismes.
Les suites
Le gouvernement, très largement majoritaire, a choisi son camp. Au moment du débat sur la première mouture du PL 12 (alors le PL 2), les partis de l’opposition s’étaient déclarés ouverts à l’encadrement de la grossesse pour autrui, mais aucun groupe de défense des droits des enfants ni des femmes n’avait été invité en commission parlementaire. Espérons qu’il en ira autrement cette fois-ci et qu’un réel débat démocratique, ouvert et approfondi pourra se tenir. Après quoi il restera à voir quels amendements seront proposés puis adoptés au terme du processus législatif. Mais d’ici là, les médias devront mieux informer la population des enjeux fondamentaux soulevés par le PL 12. Et sachant que ce gouvernement est plus sensible aux sondages qu’aux discours féministes, les réactions du grand public seront cruciales. Ce grand public que les féministes peuvent toujours tenter d’influencer… À bonne entendeuse, salut!
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[1] Code civil du Québec, art. 541, https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/CCQ-1991/20020624#se:541 (page consultée le 26 février 2023)
[2] PL 12, Loi portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation et visant la protection des enfants nés à la suite d’une agression sexuelle et des personnes victimes de cette agression ainsi que les droits des mères porteuses et des enfants issus d’un projet de grossesse pour autrui, 1e sess, 39e lég, Québec, 2023, Notes explicatives, Projet de loi n° 12, Loi portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation et visant la protection des enfants nés à la suite d’une agression sexuelle et des personnes victimes de cette agression ainsi que les droits des mères porteuses et des enfants issus d’un projet de grossesse pour autrui - Assemblée nationale du Québec (assnat.qc.ca) (page consultée le 26 février 2023).
[3] Ibid.
[4] Isabel CÔTÉ, Un encadrement féministe de la GPA est-il possible ?, Présentation au Réseau de la condition des femmes de la CSQ, 21 janvier 2022, diapositive 14.
[5] Ibid., diapositive 7 qui cite les études suivantes : Busby & Vun, 2010 ;Berend, 2018; Igreja et Ricou, 2019; Lavoie, 2019; Phillips et al., 2019; Söderström-Anttila et al., 2016; Teman & Berend, 2021; Whittaker, 2021; Yau et al., 2021; Yee et al., 2020.
[6] L’Inde a même dû fermer ses portes aux demandes de mères porteuses pour les étrangers, même si la gestation pour autrui est encore possible pour desservir le marché local seulement.
[7] Pour d’autres faits sur la pratique internationale de la GPA, consulter Ana-Luana STORCEA-DERAM, Marie-Josephe DEVILLERS et al., Ventres à louer – Une critique féministe de la GPA, Paris, Éd. L’échappée, 2022, 315 p.
[8] Clémence TRILLING, « Le tribunal a-t-il bien cerné les différences ? », La Presse (20 février 2023), Adoption et gestation pour autrui | Le tribunal a-t-il bien cerné les différences ? | La Presse (page consultée le 28 février)
[9] Ghislaine GENDRON, Le projet de loi 12 vient d’être déposé (23 février 2023), courriel à Silvie LEMELIN.
[10] Voir autre article de l’Info-lettre spécial 8 mars 2023 : Dossier « féminisme intersectionnel » : qu’est-ce que la CAQ rejette, au juste ?
[11] Malu CURSINO, “Spain to allow girls over 16 to opt for abortion”, BBC News, 17 mai 2022, Spain to allow girls over 16 to opt for abortions - BBC News (page consultée le 28 février 2023).