Je n'adopterai pas Ali

15 février 2022

Par Frédéric Parrot, professeur au Cégep de Sainte-Foy

Sur le Portail du cégep, on lit : « Lancement du robot accompagnateur Ali — un outil bienveillant de soutien psychosocial ». C’est moi qui souligne l’adjectif. Bienveillant, le robot ? Vraiment ?

Le reste de la nouvelle mentionne que cet outil innovant utilise l’intelligence artificielle pour contribuer au soutien psychosocial et à la réussite de la population étudiante. Ça me semble très ambitieux. Et quelque chose m’agace. Probablement le mot bienveillant.

J’ouvre mon Petit Robert : « Bienveillance : Sentiment par lequel on veut du bien à quelqu’un. » L’outil aurait donc des sentiments… Un peu décontenancé, je vais voir ce que dit le Larousse en ligne à propos de cette bienveillance : « Disposition d’esprit inclinant à la compréhension, à l’indulgence envers autrui. » Et me voilà qui m’interroge au sujet de l’esprit d’Ali, de sa vie intérieure, de ses rêves et de ses aspirations, juste quelques secondes, le temps de m’ébrouer et me rappeler qu’Ali n’est pas une personne, mais un programme informatique. Des lignes de code. Rien de plus, rien de moins. Je poursuis mes recherches de définitions et Antidote me rassure un peu : « Bienveillance : disposition favorable envers quelqu’un. » Sauf que la « disposition » est encore un « état d’esprit » ou « la tendance de quelqu’un à être ou à agir d’une certaine manière », dixit les trois dictionnaires.

Ce long préambule, qui joue sans doute trop dans la sémantique pour être palpitant, me permet quand même de mettre le doigt sur ce qui m’a troublé de manière diffuse à ma première lecture de la nouvelle : l’adjectif choisi, « bienveillant », qu’on le veuille ou non, que ce soit volontaire ou non, humanise le robot, l’outil, appelez-le comme vous voulez. Simple accident ? Mauvais choix de mot ? J’accepterais de le croire si, quelques lignes plus bas sur le Portail, on ne me m’invitait pas à « télécharger l’application à jadopteali.com ». Oui, oui ! Comme dans « j’adopte Ali », de la même manière qu’on adopte un enfant ou un animal de compagnie, bref un être sentient. On cherche encore à humaniser le programme informatique, minimalement à donner l’illusion du vivant.

Pourquoi ?
Parce que le texte sur le Portail, c’est du marketing.

Le truc fonctionnait déjà dans les années 80, quand on n’achetait pas une Poupée Bout d’Chou, mais l’adoptait, justement. Il y avait même un certificat de naissance dans la boîte! On pouvait crier au génie du point de vue de la mise en marché d’un jouet, mais je m’attends à ce que nous soyons collectivement plus critiques, en tant qu’institution d’éducation supérieure, chaque fois que nous proposons une technologie qui se veut éducative — car il est bien question de réussite des étudiantes et des étudiants dans le texte de présentation de l’outil.

Le vocabulaire employé sur le Portail est un vernis miroitant qui crée un décalage entre ce qu’on veut faire croire qu’Ali est en mesure de réaliser (soigner l’âme, par exemple, ou améliorer une note dans un cours de chimie) et ce qu’il fait vraiment, ou plutôt ne fait pas, puisque, et je cite : « Ali n’est pas un outil de détection, d’évaluation ou d’intervention et en aucun cas il ne sera considéré apte à traiter des problématiques ». Bref, il n’est ni un parent, ni un ou une amie, ni un ou une professeure, ni un ou une professionnelle. C’est un outil. Je le qualifierais de moteur de recherche qui répond, tout en lui accordant la même bienveillance que Google, Siri ou Alexa — lire ici zéro.

L’adoption de cette rhétorique publicitaire est l’un des facteurs qui me pousseront à refuser que ce robot entre dans la normalité de notre quotidien sans que nous le questionnions davantage. Car l’illusion d’humanité et le simulacre de bienveillance qu’on lui plaque viennent pour moi ajouter une (inutile) barrière de plus entre l’étudiante ou l’étudiant et son prof, son API, sa répondante à la réussite, un psychologue, l’accueil des Services adaptés, et j’oublie certainement plein d’autres ressources précieuses dans le cégep. Et si ces services sont débordés, si le contexte pandémique en rend l’accès difficile, si la pénurie de main-d’œuvre nous frappe de plein fouet, ayons le courage d’agir en conséquence sans nous laisser distraire par une technologie qui essaie de se vendre en usant du filtre séduisant du langage de la publicité.

Au moins, ne relayons pas naïvement ses fausses promesses.

Car qu’est-ce qu’Ali ?
Un robot conversationnel et rien de plus. Ayons l’humilité de le reconnaître.

Ainsi, en attendant qu’on me présente Ali pour ce qu’il est et qu’on clarifie un paquet de questions éthiques que soulève son apparition dans notre environnement éducatif (à cet égard, je vous invite à lire le texte de Nos amis les robots… d’Alain Dion, enseignant de cinéma au Cégep de Rimouski : cliquez ici), je continuerai à faire comme d’habitude : rappeler périodiquement à mes étudiantes et étudiants que ma porte de bureau est ouverte, que je suis disponible pour eux même à distance via Teams, que des mesures d’aide variées sont à leur disposition (tutorat par les pairs, Tandem), que le Carrefour-Conseil regorge de professionnels qui sont prêts à les accueillir et à les aider, que des spécialistes les attendent à la bibliothèque pour les aiguiller dans leurs recherches documentaires, que le SAS et le Socio leur offrent de magnifiques occasions de décoller des écrans.

Sans refuser ni craindre les outils technologiques, dépeignons-les tels qu’ils sont : des outils. Puissants et performants, mais qui peuvent aussi nous leurrer, nous tromper, nous berner (pensez hameçonnage, vol de données personnelles et désinformation, par exemple). C’est encore placer l’humain, le vrai, au cœur de notre cégep qui me semble la voie à suivre. C’est ainsi que pourra s’épanouir l’authentique bienveillance.