Ou l’article qui ne devait pas paraître…
Sur une réalité qui ne devrait pas exister…
Décrite par un mot qui n’existait pas…
Réveil anxieux
Une bourrasque frappe contre ma fenêtre de chambre et je me réveille en sursaut. « Quel jour sommes-nous ? Suis-je en retard à mon cours ? » Le cadran indique 9 h 20. Fiou, c’est dimanche! Je procède lentement à ma routine matinale… Ma vieille chatte miaule pour sortir, mais en cette première tempête, elle esquisse trois pas dans la neige, hume le temps qu’il fait et rentre illico se blottir sous ma couette. J’ai envie de l’imiter. Je me fais plutôt du café. J’ouvre mon cellulaire. Un message Mio : l’API, qui travaille le dimanche lui aussi, m’écrit que Mélanie a demandé un incomplet. Je m’y attendais. Depuis le passage en zone rouge, c’est un cinquième abandon. Je songe aussitôt à Félix, qui ne s’est pas pointé aux deux derniers cours sur Teams. À Emma et aux quatre autres qui n’ont pas remis leur dernier travail. Je suis inquiète. Il faudrait que je leur écrive un mot. Ces élèves-là, il faut que je les réchappe…
Premier café : la réalité émerge
Soudain, le déclic se fait : on est le 6 décembre ! « Oh zut ! Je devais écrire un article pour le trente-et-unième anniversaire de Polytechnique ! » J’ai envie de laisser tomber. Car la correction électronique a pris un temps fou, j’ai tenu de nombreuses rencontres Teams avec des jeunes angoissés par la dissertation finale, bref, comme mes collègues, j’aurais besoin de décrocher… Après tout, « en ces temps troublés », personne ne m’en tiendrait rigueur. Puis je repense à ces étudiantes de 1989, aux deux Maryse, aux deux Annie, aux deux Anne-Marie, à Barbara et à Barbara-Maria, à Geneviève, Hélène, Maud, Nathalie, Sonia et Michèle, qui n’étaient auparavant que des prénoms, jusqu’à ce que Josée Boileau me les présente une par une, dans son livre qui nous raconte aussi « cet après-midi-là », « ces 20 minutes-là », « ce soir-là », dans « ce Québec-là »[1]. « Ces jeunes-femmes-là » ont existé et ne sont plus ; seule demeure la brutale réalité d’un crime qu’à l’époque, je m’en souviens trop bien[2], on n’arrivait pas à qualifier.
Deuxième café : le mot
Et puis mon angle était tout trouvé : je devais parler du mot « féminicide » et de ses origines sud-américaines, élu en décembre dernier « mot de l’année » du Petit Robert, à la suite d’une prise de conscience collective[3]. Le dictionnaire le définit désormais comme le « meurtre d’une femme, d’une fille en raison de son sexe ». Chez nous, ça a pris 30 ans avant qu’on reconnaisse les « événements de Polytechnique » comme un attentat terroriste et un féminicide. Plus récemment, c’est l’enjeu pancanadien des femmes autochtones disparues et assassinées, trop longtemps ignoré, qui a puissamment contribué à opérer ce changement de paradigme et à faire entrer ce nouveau substantif dans l’usage.
Troisième café : le crime
Rachel Chagnon, professeure au département de sciences juridiques à l’UQAM, expliquait récemment[4], dans une conférence Zoom à laquelle j’ai assisté, que le Costa Rica, le Mexique, la Bolivie, le Brésil, l’Argentine et le Nicaragua étaient allés jusqu’à reconnaitre officiellement le féminicide comme un crime. Mais je me rappelle aussi, en me servant un troisième café, qu’elle précisait combien les résultats s’avéraient inégaux, relevant de la volonté politique très variable des différents gouvernements. Que vaut par exemple cette reconnaissance juridique du féminicide dans le Code criminel nicaraguayen lorsqu’en même temps on y refuse de soigner des femmes cancéreuses enceintes parce que les lois antiavortement du pays protègent le fœtus et que les traitements pourraient nuire à son développement ? Une reconnaissance toute théorique dont le souvenir matinal réveille mon sens de l’indignation jamais bien loin. Je décide de m’asseoir à l’ordinateur pour tenter de voir si un texte minimalement sensé pourrait prendre forme sans que j’y passe la journée.
Activation du cerveau : la controverse
Et me voilà devant mon écran, à me demander si c’est une bonne idée que de criminaliser le féminicide au Canada. Selon Rachel Chagnon, rien n’est moins certain. C’est en effet un concept difficile à identifier très précisément. Inclut-il l’homicide conjugal ? Ou encore les crimes d’honneur commis sur leurs filles par des mères aveuglées par une conception patriarcale des comportements attendus des femmes ? On semble s’entendre à tout le moins sur les critères suivants : la présence de préméditation et la volonté de s’approprier, de contrôler les femmes. Mais la controverse persiste : est-ce qu’une reconnaissance juridique du féminicide rendrait le crime plus visible et permettrait de le prévenir plus efficacement ? Peut-être. D’autres soutiennent au contraire que créer un crime sexo-spécifique de féminicide peut être très dangereux en risquant de le banaliser, d’en faire une sous-catégorie moins importante que l’homicide, nous ramenant insensiblement vers cette époque heureusement révolue (années 1980) où la défense de « crime passionnel » était admise au tribunal. Les lois actuelles permettent déjà d’agir, de punir, servons-nous-en, soutiennent plusieurs autres juristes.
Activation du corps et conclusion abrupte
J’avais prévu faire une recherche pour approfondir cette question épineuse soulevée par Mme Chagnon. Développer une thèse. Trouver des arguments, des objections, des réponses à l’objection. Mais la tempête s’achève et l’envie me prend d’aller jouer dehors. J’hésite… Je décide de m’activer réellement, quitte à laisser lecteurs et lectrices réfléchir par elles-mêmes, si l’intérêt est là. Il n’y en aura pas, d’article, finalement. 😊
En ce 6 décembre qui marque la fin des 12 jours d’action contre la violence faite aux femmes, je m’en vais faire des anges dans la neige fraîche. Ce sera mon humble hommage aux 14 victimes du féminicide de Polytechnique.
Silvie Lemelin
Enseignante en philosophie au cégep de Victoriaville
Coordonnatrice du Comité de la condition des femmes de la FEC-CSQ
[1] Josée BOILEAU, Ce jour-là, Montréal, éd. La Presse, 2019, 255 p.
[2] Voir mon article de l’an dernier, Silvie LEMELIN, 6 décembre 1989 — Je me souviens, paru sur la page FB de la FEC-CSQ.
[3] Mayssa FERAH, « Féminicide, mot de l’année du Petit Robert », La presse (21 décembre 2019).
[4] Webinaire tenu sur Zoom le 3 décembre 2020, organisé par la Table de concertation du mouvement des femmes du Centre-du-Québec.