Écoresponsabilité : la nouvelle "charge morale" des femmes

6 février 2020

Par Silvie Lemelin, coordonnatrice du Comité de la condition des femmes (CCF-FEC)

Apparu dans les années 1980, le concept de charge mentale a été popularisé et brillamment illustré par Emma dans sa désormais célèbre bande dessinée Fallait demander [1]. La charge mentale, c’est la charge cognitive invisible que représentent la planification, l’organisation et la gestion de tout ce qui se situe dans la sphère domestique (tâches ménagères, rendez-vous, achats, soins aux enfants, etc.) et qui, chez les couples hétérosexuels[2], échoit généralement aux femmes en plus de leur activité professionnelle. Car les hommes, consciemment ou pas, désignent souvent leur compagne comme la responsable en titre de la logistique familiale. Et ce travail invisible prend énormément de temps et d’énergie psychique ; il génère davantage de stress que l’accomplissement des tâches domestiques comme telles, la charge mentale accompagnant les femmes au boulot et dans toutes leurs activités.

Or, de nombreux articles et témoignages récents[3] indiquent qu’à cette charge mentale s’ajoute désormais une nouvelle charge morale : une pression supplémentaire est mise sur les épaules des femmes qui deviennent de facto les principales garantes de la conduite écoresponsable des ménages. Les femmes sont désormais en charge de tâches écologiques variées et très chronophages parce qu’il faut constamment les planifier, les organiser ou encore magasiner avant de les réaliser. Il faut trouver des recettes sur le web ou des blogues spécialisés ; magasiner en ligne, sur des plateformes web ou des applications mobiles permettant l’achat, la vente, l’échange, le don de biens de seconde main entre particuliers ; faire les courses souvent dans deux ou trois commerces différents (la boutique zéro déchet, puis le kiosque ou point de distribution d’aliments locaux frais ou transformés et enfin le supermarché, pour compléter les achats) ; lire les étiquettes pour s’assurer que les produits sont sans OGM, bio, équitables ou sans protéine animale. Après quoi il faut cuisiner son yogourt et son pain maison, quitte à y consacrer son dimanche pour prendre de l’avance sur la semaine qui s’annonce chargée au cégep. Et faire toujours plus de lessives pour nettoyer les couches lavables séparément des jolis sacs à lunchs réutilisables. Sans compter qu’il faut planifier le meilleur moment pour tenir avec son conjoint LA discussion sur la division du travail et la charge morale !

Des collègues enseignantes au collégial témoignent

Plusieurs professeures de cégep posent régulièrement pareils gestes écologiques qui s’ajoutent à leurs autres responsabilités. Ainsi, notre collègue d’un cégep urbain, trentenaire, en couple et mère de trois enfants, écrit :

« En théorie, l’écologie est une responsabilité partagée et nous essayons tous d’améliorer nos comportements. Il y a quelques mois, lors d’une discussion à l’heure du souper, mon conjoint a évoqué son désir que nos repas deviennent davantage végétariens : "On pourrait faire au moins deux ou trois repas végétariens par semaine." Je lui ai fait remarquer que même si je suis d’accord sur le fond, c’est à moi que reviendra la charge d’identifier et de préparer des recettes végétariennes qui plairont aux enfants, qui ne coûteront pas les yeux de la tête et qui ne seront pas longues à cuisiner les soirs de semaine. En effet, étant donné nos horaires de travail, je suis celle qui s’occupe des repas. Gérer les repas d’une famille demande beaucoup d’énergie et ajoute à la charge mentale. Quand il faut changer ses façons de faire, c’est encore plus lourd ! À ce moment-là, j’ai eu le sentiment que le poids "environnemental" retombait sur mes épaules. »

Même si le couple n’a pas réussi à intégrer davantage de repas végétariens dans ses menus hebdomadaires, l’enseignante estime qu’il ne s’agit que d’un demi-échec puisqu’ils ont choisi d’acheter la plus grande partie de leur viande à la ferme, ce qui réduit leur empreinte écologique. Et quand la professeure voit ses collègues femmes apporter leurs lunchs dans des pots Masson alors que les siens sont emballés dans des sacs Ziploc, elle se console : « au moins, je n’ai pas une Honda Pilot ET un VUS Volvo dans ma cour et je marche pour aller travailler ! » Un autre type de luxe malheureusement pas accessible à toutes et à tous.

Une seconde collègue trentenaire, enseignant celle-là dans un cégep de région et mère de deux enfants, admet devoir souvent rappeler à sa famille que le sort de la planète ne devrait pas reposer sur ses seules épaules. Elle témoigne de ses techniques de survie :

« Je me donne le droit de ne pas être parfaite et je refuse de tout fabriquer moi-même. Nous sommes privilégiés, donc je peux acheter des produits qui correspondent à mes valeurs : produits locaux, repas faits par des amies, shampoing, crèmes et savons fabriqués par des artisans. Mais j’en conviens, c’est moi qui prends mon temps pour planifier les achats sur Internet.

C’est également moi qui dois convaincre mon chum et les enfants. Me taire et en faire plus moi-même serait peut-être moins énergivore, mais j’ai choisi d’argumenter, d’expliquer, de répéter, même si ça fatigue. Parce que si ces discussions n’avaient pas lieu, c’est invariablement sur moi que reposeraient les choix environnementaux. Heureusement, ça fonctionne : mon chum finit toujours par embarquer dans les changements que j’initie, surtout lorsqu’il constate que nos choix verts sont aussi économiques. J’argumente habituellement pendant un mois, le temps que la routine s’installe. »

Est-il vrai qu’une fois l’habitude développée, un comportement est définitivement acquis? On voudrait l’espérer, mais tel n’est pas toujours le cas, selon Krystel Papineau, mère de famille qui travaille elle-même dans le milieu de l’environnement. « Sans vouloir généraliser, (…) même si la famille au complet adhère au projet écologique, ce dernier est bien souvent porté par les mères. Elle l’a d’ailleurs constaté dans son propre foyer, à la suite d’un accident l’ayant clouée au lit quelque temps. "Tout le long de ma convalescence, le zéro déchet a pris le bord. Je croyais que c’était davantage ancré dans la famille", illustre-t-elle ».[4]

Féminisme et écologie sont-ils incompatibles ?

Outre l’importance d’y aller progressivement et de ne pas viser la perfection, que retenir de ces témoignages ? Féminisme et écologie sont-ils incompatibles ? Notre première collègue répond : « Je ne sais pas. Il me semble que c’est un "objectif de performance" de plus pour les femmes : être une bonne conjointe, une bonne mère, une bonne amante, être performante et heureuse au travail, être écolo. Les femmes sont socialisées à devoir atteindre plus d’objectifs de ce type que les hommes et l’objectif "écolo" s’ajoute à une liste déjà longue. »

En effet, cette charge morale renforce la division sexuelle du travail que des féministes de la deuxième vague avaient révélée et dénoncée. Rappelons-nous ce slogan : Le privé est politique, qui signifiait que les problèmes individuels et quotidiens des femmes découlent du système politique oppressif dans lequel elles vivent. Sylvia Federici démontrait, dans les années 1970, comment le patriarcat a longtemps cantonné les femmes dans la sphère privée, le travail de reproduction invisible, non rémunéré et répétitif. Or, malgré les progrès réalisés au Québec, et même si les femmes ont depuis lors massivement intégré le marché du travail, une certaine division sexuelle du travail demeure et une réelle inégalité persiste quant au temps consacré quotidiennement par les hommes et par les femmes aux activités domestiques. L’écart est particulièrement prononcé entre les mères et les pères de jeunes enfants, comme en témoigne le tableau ci-contre[5].

Qu’aux tâches domestiques et qu’à la charge mentale s’ajoute maintenant la charge morale écologique inquiète les écoféministes, pour qui les femmes, comme la nature, sont exploitées par le patriarcat et le capitalisme. Au sein de cette mouvance, les partisanes de l’écoféminisme politique nous mettent en garde contre « le danger bien réel (…) de retourner à des valeurs conservatrices où l’essence féminine ou maternelle des femmes est valorisée et utilisée pour justifier la reconduction des rôles de genre traditionnels ».[6]

En observant de plus près la division du travail écologique, on constate que certaines tâches sont liées à des fonctions biologiques (achat de produits menstruels non écotoxiques) tandis que d’autres sont davantage liées au genre, à la façon dont nous avons été socialisé.e.s. Cette socialisation genrée dicte par exemple ses attentes quant au maquillage et aux autres soins personnels devant permettre aux femmes de correspondre à une certaine conception de la beauté féminine éternellement jeune. Paradoxalement, les femmes sont invitées d’une part à coudre leurs lingettes démaquillantes lavables, à fabriquer leurs crèmes exfoliantes et à cesser d’utiliser des produits capillaires néfastes pour l’environnement tout en continuant, d’autre part, à se maquiller, à teindre régulièrement leur « repousse » blanche et à s’épiler pour demeurer attrayantes et assurer des profits à l’industrie cosmétique. En outre, la socialisation des femmes les a davantage associées au soin des autres (le care) : mères nourricières et dévouées, les femmes vont cuisiner barres tendres, yogourt, compotes et conserves maison ; supposées « magasineuses » passionnées, elles vont se procurer en ligne, dans des friperies ou via leur réseau informel d’ami.e.s et de collègues, les vêtements et les jouets de seconde main que la marmaille a demandés pour Noël.

Des chiffres qui réconfortent un peu

On l’a vu dans les témoignages précédents, les femmes acceptent volontiers de sacrifier temps et énergie à l’écologie familiale. C’est que la cause est noble : il s’agit bel et bien de préserver l’environnement et l’avenir de l’espèce humaine ! Mais pourquoi se sentiraient-elles davantage concernées que les hommes ? Parce qu’elles portent l’humanité en leur sein ? Parce qu’elles seraient plus altruistes et empathiques, autre effet de la socialisation genrée ? Parce qu’elles sont conscientes d’être plus vulnérables aux changements climatiques que les hommes ?[7] Quoi qu’il en soit, les statistiques le confirment : en 2015, au Canada, 90 % des femmes « considéraient les changements climatiques comme un problème sérieux », contre 77 % des hommes et « 81 % des Canadiennes estimaient que des changements majeurs aux habitudes de vie étaient nécessaires pour contrer les bouleversements climatiques, contre 66 % chez les hommes »[8]. Cet écart explique-t-il pourquoi la charge morale a jusqu’ici davantage reposé sur les femmes ? Probablement. Mais lorsqu’on étudie les plus récentes statistiques concernant les gestes écologiques posés par les hommes et les femmes, l’espoir d’un changement se profile. Regardons-les de plus près.

L’Observatoire de la consommation responsable de l’ESG UQAM a rendu public en novembre 2019 son dixième Baromètre de la consommation responsable, qui révèle une évolution du profil type du consommateur responsable. En effet, ces données montrent que si les femmes ont été et demeurent les « défricheuses » des tendances écoresponsables, on observe en 2019 « moins d’écarts qu’en 2010 à propos de la majorité des comportements entre les femmes et les hommes »[9]. Certes, des différences demeurent. Par exemple en 2019, 71 % des femmes utilisent une bouteille d’eau réutilisable comparativement à 57 % des hommes. Une personne sur deux a réduit sa consommation de viande dans la dernière année, en particulier les femmes de scolarité universitaire âgées entre 18 et 24 ans vivant dans la région de Montréal. Mais on peut constater dans les exemples suivants tirés du Baromètre que les hommes, quoiqu’à des vitesses qui varient selon que les tâches sont plus ou moins genrées, font de réels progrès.

De l’action individuelle et familiale à la mobilisation politique

Les femmes ont donc une longueur d’avance, bravo. Mais elles ne devraient pas en pâtir. Les hommes doivent accepter de mieux partager les tâches et les responsabilités. Certes, ils en font déjà, mais certains des gestes écologiques qu’ils posent ou hésitent encore à poser sont colorés par les normes de genre. Reconnaissons que le calfeutrage des fenêtres, une tâche traditionnellement masculine, est d’une utilité écologique indéniable. Mais que son occurrence est moindre que la planification et la préparation des repas. Une répartition équitable des tâches devrait en tenir compte. Si chacun faisait sa part, un peu plus chaque semaine, la charge morale écologique pourrait n’être que temporaire, une étape de transition vers une responsabilité réellement familiale et non plus principalement féminine.

Et s’il faut insister pour mieux répartir cette charge écologique, c’est aussi pour que les femmes, peu présentes dans les lieux de décision environnementaux, investissent le champ du pouvoir politique et siègent aux CA de partis politiques et d’organisations syndicales ou citoyennes susceptibles d’adopter des positions écologiques. Car il faut insister : les actions individuelles initiées par les femmes dans leurs foyers seront insuffisantes. Tout ce travail domestique supplémentaire qu’accomplissent les femmes, toute cette responsabilité morale qui leur incombe, leur laissent moins de temps libre et d’énergie pour militer en faveur d’actions politiques réellement structurantes. D’où l’importance de partager les tâches, la charge mentale et la charge morale.

Revaloriser le « care » : une responsabilité collective

Surtout, les solutions ne doivent pas reposer sur les femmes, individuellement, ni sur les seules familles. L’enjeu est collectif, les solutions doivent l’être aussi. Comme féministes, nous devons éviter de dévaloriser nous-mêmes le travail invisible en ne voyant dans les préoccupations écologiques des femmes qu’une régression vers des valeurs conservatrices obsolètes qui concurrencent l’engagement féministe. Au contraire, il faut revaloriser le soin des autres et de la nature, cesser de le considérer comme une tâche féminine secondaire, non productive parce que non rémunérée. Il faut également « politiser le care » [10] en responsabilisant les compagnies capitalistes, les employeurs, les gouvernements locaux et nationaux. Les producteurs des biens que nous consommons doivent nous simplifier la vie en réduisant leurs emballages ou leur utilisation de produits toxiques. Les municipalités doivent offrir des services qui tiennent compte des besoins différenciés des femmes et des familles, par exemple en révisant leurs circuits d’autobus (électriques ?) afin qu’ils permettent d’accompagner les enfants à la garderie avant d’aller travailler au centre-ville. Et les employeurs doivent faire leur part en tenant compte des besoins de leur personnel en matière de conciliation famille-travail, besoins qui incluent dorénavant la dimension écologique.

Les enseignantes et enseignants de cégep membres de la FEC-CSQ, ont inscrit la conciliation famille-travail parmi les thèmes prioritaires de la négociation sectorielle 2020. Le 28 janvier dernier, le comité de négociation a expliqué nos demandes syndicales en la matière au Comité patronal de négociation des collèges (CPNC). Nous attendons maintenant des réponses. Nos directions de cégep, le CPNC et ultimement notre employeur, le gouvernement du Québec, doivent convenir avec nous de mesures nous permettant de trouver un meilleur équilibre entre nos responsabilités familiales, notre travail, nos valeurs écologiques et les actions urgentes qu’il faut poser pour les jeunes à qui nous enseignons. Car enseigner, c’est aussi prendre soin… de l’avenir.

>> Lire également : Femmes et changements climatiques

[1] Ex-ingénieure informaticienne devenue autrice de bandes dessinées, Emma s’est fait connaître par sa BD Fallait demander, sur la charge mentale, qu’on peut lire ici : https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/ En 2019, elle s’est intéressée au problème de l’écologie avec Un autre regard sur le climat.
[2] Faute de données fiables concernant spécifiquement ces groupes, nous ne pourrons traiter ici des impacts différenciés de la charge mentale et de la charge morale sur les mères monoparentales, les parents séparés ou encore les couples LGBTQ+.
[3] Par exemple : Marilyne PAQUETTE, « Je suis la maman écolo », La parfaite maman cinglante, 18 novembre 2019, https://parfaitemamancinglante.com/2019/11/18/je-suis-la-maman-ecolo/ (page consultée le 19 janvier 2020), ou Nora BOUAZZOUNI, « Comment l’impératif écologique aliène les femmes », Slate, 22 août 2019, http://www.slate.fr/story/180714/ecologie-feminisme-alienation-charge-morale?utm_medium=Social&utm_source=Facebook#Echobox=1577799178 (page consultée le 1er février 2020). Les témoignages d’enseignantes de cégep ont quant à eux été recueillis par l’auteure de cet article.
[4] Takwa SOUISSI, « L’environnement, un nouvel enjeu de charge mentale ? », La Gazette des femmes, 3 septembre 2019, https://www.gazettedesfemmes.ca/15114/lenvironnement-un-nouvel-enjeu-de-charge-mentale/?fbclid=IwAR0T3RKllGc1E1wzSENb6CAbt5-Xf0ZST92tdmLDpsUdUl-OFZkSibn3Mxg (page consultée le 18 janvier 2020).
[5] Les activités domestiques incluent les tâches domestiques, les soins à un enfant ou à un adulte et le magasinage de biens ou de services. Source : Conseil du statut de la femme, Portrait des Québécoises, édition 2018, Gouvernement du Québec, décembre 2018, p. 37.
[6] Marie-Anne CASSELOT, « Cartographie de l’écoféminisme », dans Faire partie du monde, Montréal, Remue-Ménage, 2017, p. 26.
[7] Voir à cet effet l’article précédent de la même auteure : Silvie LEMELIN, Femmes et changements climatiques, FEC-CSQ, 18 novembre 2019. http://fec.lacsq.org/2019/11/18/femmes-et-changements-climatiques/?fbclid=IwAR1hSl7VuG9FF-hBQnCf2QO7OMtE2KKm4K_v-qoHUXq7TbdsIksY8axCc3I
[8] Maryssa FERAH, « Écoféminisme : les femmes à la défense de l’environnement », La Presse, 2 octobre 2019, https://www.lapresse.ca/societe/201910/01/01-5243658-ecofeminisme-les-femmes-a-la-defense-de-lenvironnement.php (page consultée le 19 janvier 2020).
[9] Fabien DURIF et Caroline BOIVIN, Baromètre de la consommation responsable, 10e édition, Observatoire de la consommation responsable, ESG UQAM, novembre 2019, p. 30. https://ocresponsable.com/category/barometre/ (page consultée le 19 janvier 2020).
[10] « Charge mentale et GES », Épisode 4 de la série de ballados Acclimatées, Unpointcinq, https://unpointcinq.ca/vivre-ici/balado-femmes-changements-climatiques-acclimatees/?fbclid=IwAR1MtPTfWeHKlTW49xpL9MF3-jp95j_q5MnMzWXvhuRIIoIx8H_jIWOi4Lk (page consultée le 27janvier).