Femmes et changements climatiques

18 novembre 2019

Par Silvie Lemelin, coordonnatrice du CCF-FEC


À l’automne 2019, au moment d’adopter son plan de travail annuel, le comité de la condition des femmes (CCF) de la FEC-CSQ a souhaité profiter de la mobilisation écologique du 27 septembre, à laquelle tous les syndicats affiliés se sont joints, pour développer une analyse féministe des enjeux climatiques. Il s’agirait ensuite de proposer des solutions non sexistes et inclusives aux problèmes qui touchent en particulier les femmes. Mais pour alimenter la réflexion et la discussion au sein de la fédération, le CCF a jugé nécessaire, dans un premier temps, de se former en matière d’écoféminisme.

C’est dans ce contexte que j’ai assisté, le 17 septembre dernier, à une conférence intitulée « Urgence climatique, enjeux féministes et pistes d’actions », offerte par Alice-Ann Simard, directrice générale d’Eau Secours, et organisée par la Maison des femmes des Bois-Francs. Mme Simard détient un MBA ainsi qu’une maîtrise en biologie. C’est donc avec beaucoup d’aisance qu’elle a su vulgariser la crise de la biodiversité, la crise de l’eau, la pollution par le plastique et la crise climatique comme telle, pour ensuite s’intéresser plus spécifiquement aux enjeux féministes.

Qu’est-ce que l’écoféminisme ?
Rappelant que le mot écoféminisme a été utilisé pour la première fois en 1972, par Françoise d’Eaubonne, Mme Simard résume ainsi la thèse des écoféministes : il existe une domination masculine sur la nature comme sur les femmes. C’est d’ailleurs peut-être ce qui explique les réactions outrées de plusieurs climatosceptiques masculins face à la jeune militante suédoise Greta Thunberg dont l’apparence physique, les attitudes, le discours et les initiatives leur déplaisent tant. Et si l’on se demandait : pourquoi ces climatosceptiques sont, le plus souvent, des hommes blancs cisgenres d’un certain âge et aisés? Serait-ce parce que ce sont principalement ceux-ci qui détiennent le capital et qui profitent du système actuel ? C’est probablement ce que répondraient deux grandes théoriciennes de l’écoféminisme, Maria Mies et Vandana Shiva, pour qui faire une révolution écologique suppose une révolution féministe. Sans entrer dans le fin détail de leur œuvre touffue, il convient toutefois de s’éloigner momentanément de la conférence pour en présenter les lignes de force.

Dans leur livre Écoféminisme, paru en 1993, mais traduit en français en 1998 seulement, Mies et Shiva établissent un lien historique entre le colonialisme européen qui se développe à partir du XVe siècle (grandes explorations, appropriation des terres du Nouveau Monde, quasi-extermination des peuples autochtones), le patriarcat s’exprimant du XVe au XVIIIe siècles par la persécution par l’Église des femmes émancipées ou détentrices de connaissances (sages-femmes ou guérisseuses exécutées comme sorcières) et la naissance du capitalisme (expansion commerciale à la faveur des révolutions scientifique et industrielle qui connaissent leur apogée au XVIIIe siècle). Selon elles, colonialisme, patriarcat et capitalisme s’entremêlent pour créer une culture masculine, blanche et européenne qui survalorise la raison, la science et la technologie au détriment de la nature, du côté de laquelle on range les animaux et les plantes, les femmes, leurs corps et leurs émotions, ainsi que les « sauvages » qu’il faut civiliser. Animaux et végétaux, femmes et peuples indigènes sont jugés inférieurs, exploitables et au service du commerce, de l’industrie, du profit, de la croissance économique et du progrès. Depuis que Descartes l’a qualifié de « maitre et possesseur de la nature », l’homme s’est progressivement senti autorisé à utiliser la Terre comme une ressource créée à son usage exclusif par Dieu au même titre qu’il s’est arrogé le droit de déposséder les autochtones de leurs Terres, de posséder les femmes et de vendre leurs corps considérés comme d’autres ressources exploitables.

« L’écoféminisme, c’est quoi ? », dans La course à Relais-femmes, nos 36-37, mai 2008, p 2, http://relais-femmes.qc.ca/files/Course_Relais_36-37.pdf (page consultée le 18 octobre 2019)

Voilà pourquoi notre conférencière parle des femmes et de la nature comme des «externalités économiques » : le système économique les exploite toutes les deux, sans rétribution. Femmes et nature fournissent du travail invisible. Sans l’exploitation de la nature et des femmes, le capitalisme s’écroulerait.

Elle en veut pour preuve l’existence de camps masculins dans les communautés où l’on exploite les hydrocarbures (pensons au plan Nord) : on y exploite aussi les femmes, surtout les femmes racisées (souvenons-nous des femmes autochtones de Val d’Or) qui subissent des agressions, qui sont prostituées ou carrément violées par les blancs de passage.

Les femmes plus vulnérables aux changements climatiques
Mme Simard explique aussi comment les femmes des pays en développement sont plus vulnérables face à la destruction de la planète. Elles sont plus susceptibles d’être touchées par les catastrophes naturelles : souvent prisonnières de leur foyer, elles s’occupent d’enfants et de personnes âgées qu’elles ne peuvent laisser derrière elles, ou encore sont peu informées et ne savent pas nager. L’ONU estime d’ailleurs que le risque de mortalité lors de catastrophes naturelles est, pour les femmes, 14 fois plus élevé que pour les hommes. Souvenons-nous que le cyclone de 1991 au Bangladesh a fait près de 150 000 victimes, dont 90 % étaient des femmes.

Les femmes, notamment les femmes enceintes, sont aussi plus exposées aux maladies transmises par les moustiques, comme le paludisme. Or, on sait qu’à cause des changements climatiques « les inondations augmentent également en fréquence et en intensité. Elles contaminent les sources d’eau douce, accroissent le risque de maladies à transmission hydrique et créent des gîtes larvaires pour des insectes vecteurs de maladies tels que les moustiques »[1].

  En outre, les femmes vivent plus difficilement les conséquences de la sécheresse, devant marcher sur une distance toujours plus grande afin d’aller puiser de l’eau. Ce qui éloigne les jeunes filles de l’école et les expose davantage aux agressions sexuelles chemin faisant. Il en est de même pour le bois et la nourriture, qu’elles doivent aller chercher encore plus loin à cause du déboisement et des changements climatiques.

Prenant conscience de ces faits et sachant que de nombreuses autres données confirment les impacts négatifs des changements climatiques sur nos consœurs d’ici et d’ailleurs [2], on pourrait avoir le réflexe très humain de se « coucher en petite boule » pour vivre, chacune pour soi, son anxiété légitime. Pourtant, insiste Mme Simard, on doit se rappeler que passer à l’action est l’une des façons les plus efficaces de combattre l’angoisse.

La mobilisation des femmes : forces et limites
Et il se trouve que les femmes s’impliquent beaucoup pour protéger l’environnement, comme en fait foi la mobilisation du 27 septembre dernier. Peut-être parce qu’elles ont été éduquées à prendre soin (ah, la socialisation genrée et le fameux care…) et qu’elles comprennent que prendre soin des autres nécessite de prendre soin de la planète[3]. Peut-être parce qu’étant plus pauvres, elles ont moins à perdre que les hommes en réclamant de changer un système économique et politique dont elles ne bénéficient pas autant qu’eux. Au Québec comme partout dans le monde, les femmes sont présentes dans le mouvement écologiste : de Marianne Fréchette[4], gréviste d’une école secondaire de Victoriaville inspirée par Greta Thunberg, à l’enseignante Chantal Poulin qui a escaladé le pont Jacques-Cartier dans le cadre d’une action d’éclat d’Extinction Rebellion, en passant par nos collègues retraité.e.s membres de l’AREQ qui ont tenu une action de cueillette de bouteilles de vin devant les succursales de la SAQ à Drummondville[5] et à Trois-Rivières pour exiger du gouvernement québécois l’élargissement de la consigne, les actions se multiplient, se diversifient. Surtout, elles se «collectivisent», étant entendu que les gestes individuels demeureront insuffisants malgré toute la bonne volonté que nous pourrions y mettre en devenant véganes ou en adoptant un mode de vie zéro déchet, par exemple.

Les femmes sont présentes dans le mouvement, certes. Mais elles y jouent encore trop souvent un rôle invisible… Peu d’entre elles ont accès aux sphères décisionnelles en matière d’environnement et la parité est encore une vue de l’esprit dans les délégations environnementales internationales comme dans la majorité des ONG, des ministères ou même des partis verts. Mme Simard témoigne d’une situation qu’elle observe elle-même dans le cadre de ses fonctions, étant la seule femme DG d’un organisme environnemental au Québec. C’est pourquoi elle termine sa conférence par un appel à la mobilisation et à l’implication plus formelle des femmes.

La parité : aussi un enjeu écologiste !
Ainsi, si les féministes de la FEC ont milité pour faire en sorte que le pouvoir syndical soit partagé afin qu’il reflète mieux les préoccupations de ses effectifs à 52 % féminins, elles devront peut-être reconduire cette lutte pour la parité dans les organisations et collectifs écologiques où elles s’impliquent, dans leurs régions. Car si l’environnement se porte mieux lorsque les femmes participent aux décisions[6], encore faut-il qu’elles soient capables d’agir et qu’elles aient leur place à la table de négociation.

Militantes et militants écolos, jetez un regard critique aux organisations formelles ou informelles dans lesquelles vous œuvrez. Les femmes y sont-elles les éternelles préposées au buffet, fut-il bio et zéro déchet ? Sont-elles les seules responsables de la décoration des pancartes et de la salle où vous tenez vos événements ? Les femmes se trouvent-elles avec les hommes au pouvoir et au micro ou encore et toujours seules aux cuisines ? Rassurez-nous et dites-nous que ces années de féminisme ont servi. Que vous en êtes encore les porte-voix ! Et que c’est ensemble que nous sauverons l’humanité.

Françoise d’Eaubonne, créatrice du mot « écoféminisme »
Née le 12 mars 1920 à Paris, Françoise d’Eaubonne est une romancière et une essayiste, une philosophe et une féministe. Sa mère fut l’élève de Marie Curie à la Faculté des sciences de Paris, mais dut interrompre sa carrière après son mariage. Sensibilisée très tôt par sa mère aux inégalités vécues par les femmes, Françoise d’Eaubonne étudie quant à elle à la Faculté de Lettres et aux Beaux-Arts de Toulouse et publie son premier roman durant la guerre. Elle entre en résistance, adhère au Parti communiste français, puis se marie. Elle aura deux enfants. C’est la lecture, en 1949, du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir qui fait d’elle une féministe radicale. Cofondatrice du Mouvement de libération des femmes (MLF) à la fin des années 1960, signataire du Manifeste des 343 « salopes » qui en 1971 admettent publiquement s’être fait avorter, elle lance également le Front homosexuel d’action révolutionnaire. Elle est à l’origine du terme écoféminisme et son livre Le féminisme ou la mort est considéré comme marquant l’émergence de l’écoféminisme, après Silent Spring de Rachel Carson (1962). Elle fonde l’association Écologie-Féminisme en 1978. Elle fréquente Violette Leduc, Nathalie Sarraute, Colette, Jean Cocteau, Simone de Beauvoir dont elle fut une amie très proche, et Jean-Paul Sartre. En 1988, elle devient secrétaire générale de SOS Sexisme, tout en poursuivant sa carrière littéraire et de critique. Elle meurt à Paris en 2005, à 85 ans.

Crédits photos : SPPCSF, SEECGIM, SEECV

Références

[1] Organisation mondiale de la santé, « Changement climatique et santé », 1er février 2018, https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/climate-change-and-health (page consultée le 25 octobre 2019)
[2] Il faut souligner que les impacts  négatifs ne sont pas les mêmes et ne sont pas équivalents pour les femmes occidentales qui bénéficient d’un certain privilège blanc  et pour les femmes des pays exploités à divers niveaux par les sociétés occidentales.
[3] Cette socialisation genrée contribue d’ailleurs à accroître la charge mentale des femmes : ce sont elles qui, dans leur famille, deviennent « responsables » de la planification et des achats écologiques, de la préparation des repas écologiques, etc. Plusieurs articles s’intéressent à cette question. Voici deux liens intéressants : https://www.gazettedesfemmes.ca/15114/lenvironnement-un-nouvel-enjeu-de-charge-mentale/?fbclid=IwAR0T3RKllGc1E1wzSENb6CAbt5-Xf0ZST92tdmLDpsUdUl-OFZkSibn3Mxg et https://www.slate.fr/story/180714/ecologie-feminisme-alienation-charge-morale?amp&__twitter_impression=true&fbclid=IwAR2V1Xw7aOBWIpgH_6QBUjtAzI1NuLdTaKuzUmnTCTUuTKUmeEBTKbvO9Ik
[4] « Marianne Fréchette et son collectif honorés », dans La nouvelle union, Victoriaville, 25 septembre 2019, https://www.lanouvelle.net/2019/09/25/marianne-frechette-et-son-collectif-honores/ (page consultée le 25 octobre 2019).
[5] Érika AUBIN, « Ils demandent la consigne des bouteilles de vin », dans L’express, Drummondville, 24 octobre 2019, https://www.journalexpress.ca/2019/10/24/ils-demandent-la-consigne-des-bouteilles-de-vin/ (page consultée le 25 octobre 2019).
[6] Une étude américaine rendue publique en mars 2019 dans la revue Nature Climate Change révélait que la gestion de la forêt est plus écologiquement efficace et équitable lorsqu’au moins 50 % de femmes sont impliquées dans les décisions et lorsque les femmes disposaient d’une rémunération les protégeant contre l’avantage économique immédiat que peut procurer la coupe d’arbres. Or, seulement 7 % de femmes occupaient un poste ministériel en lien avec l’environnement, à l’échelle mondiale, en 2017. Pour lire un résumé de cette étude : Ségolène FORGAR, « Les femmes protègent-elles mieux l’environnement que les hommes ? », dans Le Figaro, 29 mars 2019, http://madame.lefigaro.fr/societe/les-femmes-protegent-elles-mieux-lenvironnement-que-les-hommes-290319-164498 (page consultée le 25 octobre 2019).