Passionnément enseignant

28 mai 2018

Un texte de Charles Beaudoin-Jobin, professeur de sociologie au Cégep de Sainte-Foy

Peu de mots peuvent exprimer la gratitude d’être professeur. À chaque session, je constate à quel point les rencontres qui composent les jours sont autant d’heureux carrefours livrés aux hasards de la route. Je rends hommage à ces moments uniques, précieux, en suspension dans le temps, à ces paroles qui témoignent, à ces échanges qui m’émeuvent, à ces mots dignes de bâtons à messages et à ces éclats de rires gravés dans la marche du temps.

Enseigner, c’est prendre le temps de transmettre passionnément le goût du savoir, c’est stimuler la curiosité intellectuelle, l’imagination et la créativité, c’est renouveler à chaque instant et sans relâche cette capacité de s’émerveiller devant la marche des événements, c’est ouvrir des horizons et allumer des réverbères. Enseigner, c’est partager des sentiments d’indignation et de solidarité nécessaires à la vie en société.

Au terme d’une autre session d’enseignement, je rends hommage à ces étudiantes et étudiants qui nous inspirent et nous donnent de l’élan, à celles et ceux qui nous questionnent et nous éveillent en de communes passions conjuguées à l’engagement social, là où se renouvelle sans cesse l’espoir solidaire et là où la beauté du monde ne s’épuise pas.

Parfois, à l’approche d’une autre fin de session, il y a de ces offrandes, ces mots empreints d’une « vraie » reconnaissance – ces livres prêtés ou ces différents conseils de lectures pour l’été, ces fragments de poèmes échangés, ces témoignages émouvants, ces relations au savoir qui nous a, ensemble, changé, ces inspirantes lunettes sociologiques données parce que les miennes en cours de route se sont cassées… – qui donnent au verbe enseigner tout son sens.

Chaque session, nous avons la chance de recevoir de jeunes adultes qui décident de poursuivre leurs études dans un établissement d’enseignement supérieur, le cégep. Haut lieu de savoirs, de transmission de connaissances, d’expériences riches et de rencontres marquantes, de mille et une opportunités pour s’ouvrir sur le monde, de foisonnement d’activités pédagogiques stimulantes, le cégep offre l’occasion de saisir momentanément, mais dans toute sa profondeur, cette grande marche que constituent l’éducation, et plus particulièrement les études supérieures.

En tant que répondant à la réussite, cette expérience de l’enseignement prend une autre dimension. Elle est celle des rencontres plus personnalisées : le temps de dire, de prendre la parole, de témoigner dans une relation de confiance de cette marche qui parfois peut davantage être épreuves, ruptures, deuils, échecs, stress et angoisses et même harcèlements, blessures, dépendances ou encore et non si rarement, agressions à caractère sexuel, violences conjugales ou familiales… Le répondant à la réussite n’est pas une simple « bouée de sauvetage » pour ces étudiantes et étudiants en situation d’occurrence ou en première session pour qui la marche peut parfois être plus éprouvante. Cette tâche est celle du travail d’empathie, de compassion, de compréhension, d’écoute, de sincère solidarité, autant de compétences qui demandent de prendre le temps, de ralentir la cadence, pour accueillir avec diligence une personne dans toute sa complexité. De concert avec d’autres professeur.e.s et intervenant.e.s, nous travaillons dans un esprit de collégialité pour que ces étudiantes et étudiants se relèvent des différentes épreuves et trouvent un sens à leurs études.

La tâche de répondant à la réussite nécessite de saisir l’ampleur des défis auxquels sont confrontés les étudiantes et étudiants : les raisons de ces horaires parfois chargés au point d’étranglement, la motivation qui tout d’un coup vacille, le blues à l’âme qui des fois s’installe sans prévenir, la pression de performance des parents ou encore celle de leurs pairs et de l’institution elle-même. La tâche de répondant nous permet de voir la marche qui, pour plusieurs, est parfois grande entre le secondaire et le Cégep. Les amis qui vous entraînent sur une pente glissante et de ces notes qui ne suivent pas. Le répondant à la réussite voit ce que d’autres n’ont pas l’occasion ou le temps de voir.

D’une rencontre à l’autre, certains vous témoignent, par un besoin pressant de dire et de raconter, de leur vie en dehors du cégep, que ce soit de leur déménagement, de leur arrivée dans la vieille capitale, de leurs appréhensions, leurs peurs, leurs échecs, de leurs objectifs à plus long terme, ou encore de leurs projets à l’horizon. La tâche du répondant est celle de l’accompagnement ; celle de prendre le temps sans juger et sans empressement. Parfois, nous ne verrons ces étudiantes et étudiants que deux fois et il n’est pas rare que certains vous demandent, le cœur serré, une troisième puis une quatrième rencontre. Ils et elles vous le diront : cet espace d’échange est précieux.

Ce temps précieux pour le dialogue, vous diront-ils, est trop rare dans notre société qui carbure à l’efficacité, au rendement et à la performance à tout prix et où la marche des études supérieures prend parfois davantage l’allure d’un véritable « train d’enfer ». Parfois, on vous écrira ces témoignages empreints de reconnaissance qui vont droit au cœur : « un gros merci, vous avez été précieux pour moi pendant la session » / « Merci pour votre présence, pour votre aide, pour vos conseils » / « Au plaisir de se revoir la prochaine session » / « Un immense merci pour tout ».

Tel qu’écrit dans le bilan collectif de cette année, « au cours de l’année 2017-2018, les répondants à la réussite du programme sciences humaines ont soutenu un nombre important d’étudiants pour un total de 275 rencontres individuelles. Bien qu’ils donnent un aperçu de l’ampleur de cette mesure d’aide en sciences humaines, ces chiffres ne peuvent traduire à eux seuls l’importance de cette mesure, pas plus que l’engagement de ses principaux acteurs, et surtout pas son impact sur les étudiants qui en bénéficient. À notre avis, ces derniers éléments doivent être considérés dans la réflexion actuelle, plus large, de cette mesure d’aide à la réussite au collège. »

À la fin de cette première année, de ce cette première expérience de répondant à la réussite, force est de reconnaître que faire un bilan de cette mesure essentielle nécessite de mettre en lumière la dimension qualitative de ces rencontres. Bien que leur nombre permette de mesurer une partie de la tâche, ces « données probantes » ne reflètent que la partie visible du travail, calcul bien réducteur d’une mesure de la réussite éducative.

Est-ce que ces chiffres offrent réellement un portrait juste et fidèle de tous ces échanges ? Permettent-ils de rendre compte de ces dizaines et dizaines de courriels envoyés au fil des jours (invitant à une rencontre, rappelant un rendez-vous ou encore pour relancer un étudiant parce que le rendez-vous a été oublié) ? Est-ce que ces données probantes permettent de saisir la profondeur de ces rencontres qui parfois s’étirent bien au-delà de la demi-heure prescrite? Enfin, est-ce uniquement sur la base de ces données que sont prises les décisions relatives à cette mesure de répondant à la réussite pour encore une fois devoir faire plus avec moins ?

Ces échanges ne peuvent être réduits à des calculs et à une quantification de la tâche. Enseigner, c’est prendre le temps de partager ; c’est ouvrir des fenêtres pour demain ; c’est saisir dans toute sa complexité et sa diversité l’être humain. Une personne entière ne saurait être réduite à un capital ou encore moins à un chiffre, à un matricule dans une ligne comptable d’une institution d’enseignement. Les étudiantes et étudiants ne sont pas des clients à satisfaire à tout prix, à « faire réussir pour comptabiliser et diplômer pour se distinguer ». Cette vision, de plus en plus hégémonique, tend à réduire la relation pédagogique à un rapport marchand et strictement comptable. Or, l’éducation collégiale vise avant tout à développer un esprit critique, à acquérir des savoirs, des compétences et des connaissances, à s’inscrire dans un monde commun.

Comme le rappellent à juste titre certains auteurs, dans le monde de l’éducation et des mesures de réussite éducative, ce mouvement de quantification « véhicule une vision particulière du mode de régulation des métiers de l’éducation. Il repose sur l’idée que l’activité de l’artisan en éducation peut et doit être soumise à la rationalité instrumentale[1] », une rationalité bien étrangère à la nature du métier d’enseignant. Dans cette perspective, l’efficacité de l’enseignement est évaluée sur des critères uniquement quantitatifs sans aborder certains enjeux pédagogiques, politiques et sociaux de fond. Il est temps de prendre conscience de ces nombreuses dérives et de repenser dans un esprit de collégialité l’éducation publique.

Tout au long de la session, accompagner ces étudiantes et étudiants offre une occasion unique et riche d’expérience humaine. Ces expériences nous permettent de repenser plus largement la question non seulement de la réussite, mais aussi et peut-être surtout du lien social, ces liens qui nous unissent les uns aux autres et favorisent la cohésion, l’entraide, l’écoute, le partage, autant de dimensions essentielles à la poursuite des études et, par là, au vivre-ensemble. Pour plusieurs de ces étudiantes et étudiants, ces précieuses rencontres de réussite, hors d’un cadre de jugement sur l’excellence, de comparaison à la moyenne et de pression de performance, ouvrent une nouvelle manière de penser le succès, mettant de l’avant la poursuite et le sensdes études supérieures. « Ne me jugez pas sur mes succès, jugez-moi sur le nombre de fois où je suis tombé et où je me suis relevé à nouveau » (Nelson Mandela). Pour se relever, il faut parfois des mains tendues. Du temps. Une compréhension des conditions de la « chute ». Des liens forts de solidarité. Un esprit de collaboration et de collégialité. Des ressources. Une volonté de faire ensemble dans un monde commun.

Voilà, en des mots empreints de résilience, une autre manière de parler de la réussite et du succès dans les études et surtout, du rôle fondamental de ces lieux de rencontres et de présence à l’autre, là où le temps et la compréhension sont à l’honneur, là où la profession prend tout son sens.

En espérant que ces quelques mots puissent trouver écho,
Je souhaite de tout cœur que ce témoignage renouvelle l’espoir solidaire.
Que la beauté de ces rencontres et de ces échanges ne s’épuise pas.

Veuillez agréer l’expression de mes sincères salutations,

Passionnément enseignant et répondant à la réussite,

[1] Frédéric Saussez et Claude Lessard, « Les ‘données probantes’, un nouveau dogme ? », Le Devoir, 22 décembre 2016.

Source : http://sppcsf.com/sans-categorie/editorial_repondant-a-la-reussite/