Cinq pièges pour l'éducation

31 mars 2017

"On ne reconnait plus comme essentiel que ce qui est utile ou rentable"

Un texte de Jean-Marc Bélanger, enseignant au Département de français au Cégep de Rimouski, publié dans le bulletin d’information syndicale La Riposte, V37 N12, 31 mars 2017.

En l’an 2000, soit il y a près de vingt ans déjà, Riccardo Petrella1 publiait le texte d’une de ses conférences sur l’éducation les plus marquantes : L’éducation victime de cinq pièges. À propos de la société de la connaissance. Avec le recul des ans, cette conférence qui le rangeait alors parmi les prophètes de malheur semble aujourd’hui froidement réaliste lorsque l’on considère le devenir de nos sociétés en général et du réseau collégial en particulier. Cela m’a donné le gout de produire ce texte où je reprends l’énoncé de chacun de ces pièges en y ajoutant mes observations relativement au contexte collégial actuel et à l’évolution récente de la société de la connaissance en général.

Premier piège

« L’éducation pour la « ressource humaine », ou comment l’éducation pour et par la personne humaine a été évincée »1

De plus en plus, les entreprises ont leur mot à dire dans la formation offerte à leurs futurs employés qui ne sont généralement plus considérés comme des individus, mais comme des objets fabriqués par l’école à des fins de productivité et de rentabilité. La nouvelle importance stratégique et financière accordée à la formation continue et la multiplication des attestations d’études collégiales visant à fournir une ressource humaine efficace et recyclable aux entreprises attestent ce virage qui, paradoxalement, semble socialement bien accueilli. Et pour s’assurer de ce virage dans lequel se perd toute préoccupation humaniste, les dirigeants obligent littéralement les institutions à compter sur ce type de formation pour assurer leur survie. Il y a fort à parier que sous peu on établira des comparaisons entre la formation continue et la formation régulière afin de «remodeler» cette dernière à partir de nouvelles considérations financières. Il faut se rappeler qu’on a déjà désigné ici la formation continue comme une « vache à lait ». On admettra que ce statut pourrait entrainer comme réciproque le fait que la formation régulière est déjà considérée comme un poids mort.

Un véritable travail de sape modelant et mobilisant l’opinion publique a donc véritablement et rapidement érodé les conceptions humanistes de l’éducation au fil des 15 ou 20 dernières années. Ainsi, habilement convaincus que l’essentiel est l’employabilité et le salaire, un nombre grandissant d’étudiantes et d’étudiants se retrouvent aujourd’hui dans des programmes d’études qui ne répondent pas à leurs aspirations profondes et à leurs besoins fondamentaux en tant qu’êtres sociaux.

Deuxième piège

« L’éducation non marchande devenue éducation marchande ou comment l’éducation a été soumise à la logique de l’économie capitaliste de marché »2

Il n’y a ici qu’à penser aux collèges et écoles privées, entreprises d’origine étrangère très souvent, qui se multiplient en offrant des cours dont les contenus sont strictement définis et orientés par la fonction de travail, avec parfois même assurance d’embauche à la fin du parcours. Déjà, dans l’approche, on peut reconnaitre que le diplôme est désormais considéré comme un produit et que, de ce fait, il se prête à la mise en marché. On a même imaginé un système d’équivalences universelles visant l’uniformisation du produit aux fins de l’ouverture mondiale du marché de l’éducation. Déjà, cette entreprise évacue toutes particularités culturelles, celles-ci n’étant plus considérées que comme des obstacles à l’universalité visée. Ajoutons à cela l’apparition et la multiplication des maisons d’édition dédiées à la conception et à la mise en marché de manuels scolaires et anthologies diverses ou à la création de compagnies offrant à prix d’or des systèmes informatiques de gestion aux institutions scolaires. Et ces services conçus dans un contexte et à des fins de marchandisation deviennent un maillon de plus dans l’entreprise globale de faire de l’éducation un nouveau secteur de l’économie mondiale en quête incessante de rentabilité et assoiffée de profit. Il n’y a qu’à jeter un oeil à la manière dont se joue maintenant la concurrence entre les cégeps à partir d’une offre de cours agressive où même la formation à distance devient un argument de vente et on en arrive à se faire une idée assez précise de l’avenir. Dire qu’il aura suffi d’invoquer l’austérité pour réduire les cégeps à participer sans réserve à l’approche marchande en éducation en imposant simplement des coupes budgétaires à tout le système.

Troisième piège

« L’éducation comme instrument de survie à l’ère de la compétitivité mondiale, ou comment l’éducation a été transformée en un « lieu » où on apprend une culture de guerre (« mieux réussir que les autres et à leur place ») plutôt qu’une culture de vie (« vivre ensemble avec les autres dans l’intérêt général ») »3

Programmes contingentés, cotes en tous genres et autres processus à la fois de sélection et d’exclusion se multiplient dans le paysage collégial et dans le système d’éducation en général. Faut-il dès lors se surprendre d’une recrudescence des troubles anxieux chez les étudiantes et les étudiants ou encore d’attitudes compétitives telles qu’elles réduisent, dans l’esprit de certains, les collègues de classe en adversaires dont il faut se méfier. La plupart des enseignantes et des enseignants ont été confrontés à des groupes dont la dynamique reposait sur la compétitivité plutôt que sur la collaboration et ont ainsi eu à composer avec des individus qui ne reconnaissaient dans les autres que des rivaux à surpasser pour arriver à leurs propres fins. Un tel contexte s’établissant dans une classe vient vite perturber toute approche pédagogique.

Cette compétitivité devenant facilement une seconde nature, elle se répercute sur le marché du travail qui, sous prétexte de maintenir un équilibre des profits, n’hésitera pas à brandir la menace d’une rationalisation de l’embauche pour stimuler la compétitivité et ainsi augmenter la productivité tout en réduisant le personnel chaque fois que c’est possible. On se sert de ce même esprit pour amener les travailleurs à suivre, parfois à leurs frais, des activités de perfectionnement en tous genres. Ultimement, c’est la peur d’être licencié qui devient le moteur de la performance.

Quatrième piège

« L’éducation au service de la «techno-logie », ou comment la « techno-cratie » s’est emparée du pouvoir de donner sens et orientation à la connaissance et à l’éducation »4

L’urgence technologique soutenue par nos dirigeants et que l’on retrouve aujourd’hui dans tous les secteurs de l’activité humaine tels que les médias, les affaires, la médecine, l’élevage ou l’agriculture (songeons ici aux organismes génétiquement modifiés) n’épargne en rien le monde de l’éducation. Sous prétexte d’uniformisation, et avec la conviction que le progrès dépend aujourd’hui avant tout de la technologie, on impose des formats qui définissent à toutes fins utiles les contenus à enseigner. Songeons simplement à l’implantation des multiples plateformes technologiques (Omnivox avec MIO et Léa, Clara, Google, Moodle, Gmail, ...) qui modifient le rapport entre les corps d’emploi et entre les individus qui y oeuvrent, ainsi que la relation fondamentale entre le prof et l’élève. Sous prétexte de se conformer aux contraintes de ces différentes ressources, on en vient à uniformiser et à épuiser les contenus. Et cette uniformisation ouvre encore plus grande la voie de la marchandisation. Cette technologie est elle-même objet de commerce, est-il nécessaire de le rappeler?

Parmi les conséquences d’une telle approche technologique et technocratique, il y a aussi une perte profonde et toujours grandissante de l’autonomie professionnelle. Le pire, c’est que le seul palliatif à cette perte d’autonomie que le système en place permet est celui de la compétitivité. C’est la règle ultime à laquelle nos dirigeants veulent désormais nous soumettre pour atteindre le niveau de conformité qu’ils jugent acceptable. Chacun devrait vraiment prendre le temps de réfléchir dans le but de mesurer les impacts de tous les changements technologiques des dernières années sur nos tâches, sur notre enseignement, sur les étudiantes et les étudiants.

J’insiste aussi pour dire que ce qui est affirmé ici ne remet pas en question la pertinence du progrès technologique en lui-même. Ici, ce qu’il faut scruter, ce sont les finalités poursuivies.

Cinquième piège

« L’éducation pour l’égalité cédant le pas à l’éducation pour l’équité, ou comment, dans une société de la connaissance qui considère le savoir comme la principale source de création de richesse, le système éducatif sert à légitimer de nouvelles formes de stratification et de division sociales »5

Les incidences et les implications de ce dernier piège s’inscrivent dans un contexte plus global qui implique toute la structure du pouvoir et de l’économie mondiale. On parle aujourd’hui d’une économie de la connaissance, comme si c’était le seul angle sous lequel celle-ci pouvait être envisagée. En effet, le savoir est devenu pour l’entreprise un vecteur de rentabilité. Les entreprises qui utilisent au mieux le savoir deviennent les plus rentables. Et suivant le principe néolibéral qui veut que ce soit l’économie qui décide de tout et établisse son propre « équilibre », l’échec de certaines entreprises et la compétition entre les individus ne sont plus vus que comme les inévitables aléas d’une économie dont la croissance repose sur la quête constante d’une rentabilité, considérée bénéfique pour tous. Si la poursuite de cet « équilibre » entraine des conséquences sur les populations, on justifie donc celles-ci à partir des seules exigences de l’économie et du progrès et on les considère comme justes et équitables. La segmentation de la population en classes sociales a cédé la place à un autre phénomène où intervient la compétitivité. Désormais, les inégalités sociales sont vues comme inévitables, voire acceptables dans la mesure où elles concourent à l’équilibre et au progrès économique considérés comme bénéfiques pour tous. Dans un tel contexte, il n’y a plus d’exclus, car tout est ramené à une question de mérite individuel. Et le système d’éducation devient un outil de mesure déterminant de ce mérite individuel qu’elle ne manque pas de souligner en distribuant des bourses ou des distinctions. Et cette compétitivité systémique se joue entre les maisons d’enseignement tout autant qu’entre les individus.

Ce dernier piège génère même une certaine violence. Déjà, dans plusieurs entreprises, dont les maisons d’enseignement, la faculté d’assimiler et de maitriser les nouvelles technologies qui se multiplient de manière exponentielle est devenue un facteur d’exclusion. Le jugement que l’on porte généralement dans ces cas vise l’individu qui est vu comme n’ayant pas le mérite d’avoir fait la conquête de ces systèmes et d’avoir participé au progrès collectif. On prétendra même que l’individu s’est exclu lui-même...

Dix-sept années se sont écoulées depuis la publication de la conférence de Riccardo Petrella sur laquelle repose cet article. Dans la vision de Petrella, il était encore possible de déjouer ces pièges et un chapitre de son ouvrage suggérait même quelques pistes de solution. Compte tenu de la vitesse à laquelle les choses ont évolué depuis, il n’est aujourd’hui plus question de déjouer ces pièges, mais bien de s’en libérer, puisque toute résistance à ce nouvel ordre de valeurs s’est avérée vaine jusqu’à ce jour.

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1. Riccardo Petrella est conseiller à la Commission européenne. Politologue et économiste, professeur à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, fondateur et président du Groupe de Lisbonne, président de l’Université européenne de l’environnement, parrain du programme Sciences humaines au Cégep de Rimouski, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le bien commun - Éloge de la solidarité, Le manifeste de l’eau pour le XXIe siècle, Pour une nouvelle narration du monde, etc.
2. Ricardo Petrella, L’éducation victime de cinq pièges. À propos de la société de la connaissance, Paris, Les éditions Fides (Coll. « Les grandes Conférences »), 2000, p. 13.
3. Ibid., p. 17.
4. Ibid., p. 25.
5. Ibid., p. 31.
6. Ibid., p. 37.